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[00:00:01 Le logo de l'EFPC s'affiche à l'écran.]
[00:00:05 L'écran passe à Nathalie Laviades Jodouin.]
Nathalie Laviades Jodouin : Bonjour et bienvenue à cette séance de la série Café virtuel au cours de laquelle nous avons l'occasion d'entendre des conférenciers et conférencière de marque qui nous font part de leurs réflexions et leur point de vue sur une gamme de sujets de l'heure. Je m'appelle Nathalie Laviades Jodouin, Je suis vice-présidente aux opérations du secteur public et à l'inclusion à l'École de la fonction publique du Canada. Je suis très heureuse de me retrouver parmi vous aujourd'hui pour animer cette discussion. Avant de commencer, j'aimerais souligner que je me joins à vous depuis Ottawa, sur le territoire traditionnel non cédé du peuple algonquin anichinabé.
En participant à cet événement, il est important de reconnaître les différents lieux dans lesquels nous travaillons toutes et tous, lieux dans lesquels existent différents territoires autochtones traditionnels. Je vous encourage à prendre un moment pour réfléchir au territoire autochtone traditionnel sur lequel vous vous trouvez. Merci.
Maintenant, commençons cette séance, et pour lancer les choses, je suis extrêmement heureuse de vous présenter notre conférencière invitée, l'honorable Jocelyne Bourgon.
[00:01:11 Jocelyne Bourgon apparaît à l'écran à côté de Nathalie Laviades Jodouin.]
L'honorable Jocelyne Bourgon est présidente et fondatrice de Gouvernance publique internationale. Elle est également présidente émérite de l'École de la fonction publique du Canada et chef de projet de l'initiative Nouvelle synthèse et elle était présidente de l'École lorsque j'ai rejoint la fonction publique.
Jocelyne Bourgon : C'est vrai.
Nathalie Laviades Jodouin : La boucle est donc bouclée.
Madame Bourgon a dirigé la fonction publique du Canada à travers de ses réformes les plus importantes. Elle a eu une carrière distinguée durant laquelle elle a occupé des postes de haut niveau, notamment ambassadrice du Canada auprès de l'Organisation de coopération et de développement économiques, greffière du Conseil privé et secrétaire du Cabinet du Canada et sous-ministre de plusieurs ministères également, des ministères fédéraux. Madame Bourgon possède une vaste expérience internationale ayant servi comme présidente du Comité d'experts de l'administration publique des Nations Unies et présidente de l'Association de l'administration publique du Commonwealth.
Elle est récipiendaire de six diplômes honorifiques, seulement six. Elle est également membre du Conseil privé du roi pour le Canada, membre de l'Ordre du Canada et Chevalier de l'Ordre national du mérite de la République française. Je ne suis pas du tout intimidée, tout va bien! Madame Bourgon est également l'auteure de nombreuses publications sur le thème de l'administration publique.
Afin que le gouvernement fédéral soit en position de diriger la prospérité, le développement du Canada et d'y contribuer, il est vraiment essentiel de cultiver, et de renforcer les talents et le leadership au sein de la fonction publique.
Bien que la nécessité de développer et de maintenir le leadership au sein des organisations afin de prospérer soit une nécessité, il n'est pas toujours facile de suivre le rythme et la complexité de ce changement. En tant que source d'expertise et de sagesse immense vers laquelle se tourner pour recueillir des réflexions, il semble que personne ne soit mieux placé que Madame Bourgon, et j'espère que vous avez autant envie que moi d'en apprendre davantage sur elle et son expérience. Alors, sans plus tarder, commençons. Alors, si vous me le permettez, Madame Bourgon, merci encore d'être parmi nous aujourd'hui.
Jocelyne Bourgon : Avec plaisir.
Nathalie Laviades Jodouin : Et si vous me le permettez, je vous demanderai peut-être de simplement planter le décor et d'établir le contexte. Par exemple, que se passe-t-il dans le monde, que se passe-t-il avec la technologie, que se passe-t-il dans la société? Pouvez-vous planter le décor?
Jocelyne Bourgon : Une belle question! Les institutions publiques, la fonction publique, la gouvernance ont pris forme à une certaine période. Les organisations, les institutions comme les nôtres au Canada reflètent des idées du XIXe siècle, des pratiques, des méthodes, des principes, des techniques du XXe siècle. Et on demande aux gens du secteur public de trouver des solutions aux problèmes du XXIe siècle avec des idées du 19 et des moyens du 20e. Et donc, il y a là une immense tension. On le sent, c'est palpable. Quand on travaille dans les organisations publiques, il y a un immense écart croissant entre la réalité de la pratique et les concepts et les principes dont on a hérité. Il demeure valide, il demeure précieux, il demeure important mais on doit réinventer et repenser ces principes dans la modernité et la mouvance du contexte dans lequel on est.
On a inventé des pratiques pour l'ère industrielle mais on sert dans une époque qui est caractérisée par la globalisation des enjeux géopolitiques et économiques, avec une société hyper connectée, avec une fragilité de plus en plus fragile, avec des attentes des citoyens qui sont radicalement différentes et plus polarisées qu'avant. Et dans ce contexte-là, on dit un peu, sans trop y penser, qu'il faut continuer à faire plus avec moins, ou faire la même chose mais un peu mieux. Mais c'est pas ça; il faut repenser, repositionner, réarticuler, moderniser la pensée plus que... autant que la pratique. On ne peut pas moderniser la pratique si on repositionne pas la pensée.
Alors, comme contexte général, ça veut dire bonne chance à vous, vous avez toutes et tous été appelés à servir au XXIe siècle, vous aura un grand héritage, mais vous n'allez pas inventer des solutions pour servir dans le monde d'aujourd'hui en répétant simplement les réussites du passé. Servir est un processus d'invention et on vous demande de réinventer la façon dont nous gouvernons, la façon dont nous servons la société, ce que signifie être fonctionnaire. Donc, d'une certaine manière, c'est une période fantastique pour être au gouvernement, où l'ampleur et l'importance de la réinvention sont phénoménales. Est-ce que ça vous aide?
Nathalie Laviades Jodouin : Cela aide parfaitement à planter le décor. Et en fait, vous avez planté le décor pour nous aujourd'hui, donc je pourrais revenir un peu en arrière, parce que vous avez parlé de succès et j'aimerais que vous preniez juste un moment pour vous décrire comme dirigeante à cette époque, en tant que chef de la fonction publique en particulier, et peut-être nous dire quelles étaient ces caractéristiques qui vous ont permis de réussir dans ce rôle particulier à ce moment-là?
Jocelyne Bourgon : Alors, laissez-moi commencer par le rôle. Et vous parlez du leadership dans ce rôle. Heureusement, la greffière ne se lève pas le matin en pensant : je suis une dirigeante ou je suis censée diriger aujourd'hui. Ce serait épuisant. Mais vous vous levez chaque matin en vous disant : il y a quelque chose de profondément unique et irremplaçable dans le rôle du gouvernement dans la société. Vous vous levez le matin en sachant que le rôle et la contribution du secteur public sont de nature tout à fait exceptionnelle et irremplaçable, et il faut être à la hauteur de ce genre de défi. Donc, vous commencez par être ancrée, et être ancrée, pour moi, signifie que nous sommes des fonctionnaires dans tout ce que nous faisons. Être fonctionnaire est la base de tout, n'est-ce pas? Cela influence tout ce que vous faites et chaque décision que vous allez prendre. Est-ce que cela contribue à un avenir meilleur? Est-ce que cela améliore les conditions humaines? Est-ce que cela permet de bâtir un pays meilleur? Allons-nous avoir des avantages comparatifs que nous n'aurions pas autrement si nous faisons ceci ou là?
Donc, être fonctionnaire est l'essentiel, n'est-ce pas? Et puis, vous avez aussi d'autres rôles et ils interagissent tous. Vous êtes une administratrice publique. La plupart des fonctionnaires n'y pensent pas assez, car être administratrice publique est unique. Il y a, dans n'importe quel pays, comme celui-ci, un nombre limité de personnes qui ont le droit d'utiliser les leviers de l'État pour obtenir des résultats. Elles ont accès aux lois et à leur application. Elles ont accès à l'argent des contribuables, elles peuvent dépenser, elles sont responsables de leurs dépenses, mais elles ont accès à des leviers pour obtenir des résultats auxquels personne d'autre n'a accès. Alors, soit nous apprécions la valeur de ces leviers et savons bien les utiliser, soit ils ne seront pas utilisés ou ne seront pas bien utilisés. Ainsi, être une administratrice publique s'accompagne d'un ensemble unique de responsabilités. Et puis, comme si ce n'était pas assez difficile comme ça, les gens sont des gestionnaires du secteur public, ils ont une équipe, ils ont un réseau, ils ont un programme, ils ont un service à fournir et c'est une obsession de fournir des résultats. Nos collègues du secteur privé ne sont pas plus obsédé·es que nous par le rendement, les résultats, la productivité, l'amélioration des choses, l'utilisation des nouvelles technologies et les progrès. Nous sommes des gestionnaires et nous gérons bien les choses.
Et enfin, parfois, mais pas toujours, nous sommes des leaders du secteur public. Cela signifie que nous sommes les personnes les mieux placées pour provoquer un changement, rallier les gens autour de notre objectif commun et faire avancer les choses. Et dans la plupart des cas, notre leadership est essentiel pour certains aspects, mais dans de nombreux cas, il est tout aussi important, sinon plus important, de créer les conditions permettant de libérer la capacité de leadership des autres et de l'organisation. Le leadership n'est pas une activité individuelle, c'est un sport collectif. C'est un sport d'équipe, n'est-ce pas? Quand cela fonctionne bien, c'est un résultat collectif. Lorsque cela fonctionne bien, c'est parce que vous disposez d'une capacité d'innovation et de leadership dans l'ensemble de l'organisation, à tous les niveaux. Quand cela fonctionne bien, vous pouvez faire avancer la société. Il n'y a pas de limite à ce qu'une équipe peut accomplir lorsque votre capacité de leadership est largement répartie, contrairement à cette personne qui se lève le matin en sentant le fardeau de l'univers sur ses épaules. En fait, vous vous sentez en bonne compagnie si vous avez une conception de leadership distribué par opposition à une personne occupant un poste. Ce n'est pas un travail, c'est une capacité collective. Je pense que cela change les choses.
Nathalie Laviades Jodouin : Et justement, dans votre parcours, vous avez vu beaucoup de choses évoluer, beaucoup de choses changer. Comment est-ce que vous vous êtes tenue justement à l'affût de pouvoir évoluer votre propre leadership dans ce contexte-là? Et quels ont été ces éléments déterminants pour votre succès et votre réussite pour justement pouvoir naviguer avec cette vague de changements?
Jocelyne Bourgon : Bonne question! Comment on développe son propre potentiel de leadership ou ses capacités? Pratiquer, pratiquer, pratiquer. Est-ce que je vous ai dit qu'il fallait pratiquer? Dans le fond de la pratique puis la diversité de contexte. J'ai réalisé très vite que il n'appartenait pas à mon équipe de s'adapter à mon style de gestion et de leadership, il m'appartenait moi d'inventer le style de gestion et de leadership adapté à cette équipe dans un contexte et dans les circonstances. Et donc, l'adaptabilité fait partie de la capacité d'accueillir la grande diversité des organisations qu'on dirige. Ma première équipe avait cinq personnes, ma deuxième en avait 250, ma troisième en a eu 5 000, ma quatrième en a eu 20 000, et un jour, il y a eu toute la fonction publique. Et à chaque étape, on réalise que chaque mission est différente. On ne gère pas le ministère de la Justice, la plus grande firme de droit au Canada, de la façon qu'on gère le ministère de la Défense. On ne gère pas le ministère des Pêches de la façon qu'on gère l'Agence spatiale.
Alors, cette notion du modèle unique dans ma tête n'a pas beaucoup de place, pas beaucoup de mérite. Des principes communs, oui, une gestion unique, non. Et donc, j'ai appris très vite que c'est ma responsabilité d'élargir ma gamme de mon jeu au piano. Vous voyez, je n'ai pas besoin de jouer une note, je dois découvrir la mélodie qui convient à une organisation, et ça, ça m'a toujours suivi. J'ajouterais des qualités personnelles qui aident quelqu'un à diriger ou à être un bon leader. Je pense qu'il faut y croire. On ne peut pas gérer le secteur public si on ne croit pas à l'importance de l'État dans la société. Si on a un point de vue minimaliste, de moins on en fait, mieux que c'est. Que si seulement on laissait tout ça au secteur privé, tout irait. Si on a un point de vue minimaliste, on produit des solutions minimalistes. Il faut avoir une vision, il faut y croire, faut y croire à l'importance des leviers à notre disposition pour les utiliser avec sagesse et avec compétence.
Alors, moi, je me mettrais dans la catégorie « Je suis croyante ». Mais je dirais également que je suis une optimiste. Il faut croire qu'il est possible de changer l'avenir pour s'attaquer aux problèmes auxquels on fait face, on ne peut pas se lever tous les matins démoralisé. Il faut dire hé, mais c'est merveilleux, ce problème n'a pas encore été résolu, alors faisons quelque chose à ce sujet-là. Alors être optimiste aide mais il faut en même temps être pragmatique. Il ne faut pas laisser le master plan dominer l'obligation d'obtenir, de faire du progrès et de faire des résultats. Il ne faut pas que la technique remplace le but. Il ne faut pas que la logistique remplace l'objectif visé. Il faut être pragmatique, et d'accepter le progrès et de savoir que ce ne sera pas du domaine de la perfection, mais que le progrès amène à bâtir une base à partir duquelle on peut aller plus loin. Et c'est... je suis un pragmatisme.
Nathalie Laviades Jodouin : Je vais reprendre quelque chose que vous avez dit, et je vais le dire en français parce que c'est comme ça que vous l'avez dit, « il faut y croire ».
Jocelyne Bourgon : Il faut y croire.
Nathalie Laviades Jodouin : Et donc cet élément d'« état d'esprit ».
Jocelyne Bourgon : Oui.
Nathalie Laviades Jodouin : On a des compétences, on a des habilités quand on parle du leadership, mais il y a un état d'esprit.
Jocelyne Bourgon : Oui.
Nathalie Laviades Jodouin : Dans quelle mesure pensez-vous que l'état d'esprit, la capacité d'une personne à s'adapter au changement, est essentiel pour réussir dans n'importe quel rôle de leadership et est-ce, diriez-vous, encore plus essentiel dans le contexte actuel, compte tenu des défis auxquels nous sommes confronté·es en tant que secteur public?
Jocelyne Bourgon : Est-ce que cela compte? Oui. Est-ce essentiel? Oui. Est-ce de plus en plus important? Oui. L'état d'esprit, permettez-moi d'essayer de faire un gros plan jusqu'à la fin de ce raisonnement, puis d'y revenir. Je dirais que votre façon de penser, vous, une personne, un ou une fonctionnaire occupant un poste précis quelque part, quelqu'un que je ne connais pas, mais vous, votre façon de penser a une incidence directe sur la façon dont vous voyez et formulez les problèmes, aura une incidence directe sur les solutions que vous trouverez et cela aura une incidence directe sur les résultats qui seront obtenus. Donc, l'état d'esprit compte. Si vous pensez de manière étroite, vous trouverez des solutions dans cet espace. Si vous réfléchissez à une échelle plus large, vous élargissez la gamme d'options qui s'offrent à vous. Si vous pensez que nous devons garder le contrôle et qu'il n'y a de place pour personne d'autre. Votre façon de penser façonne la façon dont vous inventez des solutions, n'est-ce pas? C'est donc absolument essentiel. En même temps, cela est lié à une vision du rôle du gouvernement dans la société. Alors, permettez-moi d'en proposer une.
Le rôle d'un gouvernement ou des gouvernements, le rôle des administrations publiques, c'est d'inventer des solutions à des problèmes qui n'ont pas été résolus ou qui demeureraient insolubles sans utiliser les leviers de l'État. Alors, il y a une espèce de cohérence dans ma définition du rôle du serviteur de l'État, avec ses quatre grandes fonctions, dont l'utilisation exclusive des leviers de l'État et cette fonction. Pensez-y, le rôle, c'est d'inventer des solutions à des problèmes insolubles ou qui sont demeurés insolubles ou qui n'ont pas été résolus et qui ne peuvent pas avoir leur solution, à moins de faire usage des leviers de l'État. Le rôle des institutions publiques, c'est de produire des résultats qui n'existeraient pas sans l'usage de ces leviers. Et donc la gestion du changement, c'est pas quelque chose qui est là et tout le restant est en stage de maintien, la gestion du changement c'est la mission fondamentale des institutions publiques. Alors ça, ça veut dire la capacité d'anticiper, la capacité de voir venir, la capacité de détecter ce qui fonctionne, ce qui fonctionne moins bien et de le dire, la capacité d'apporter des corrections. La capacité... la chambre (inaudible) nous amène à une capacité de s'adapter, de la capacité d'inventer des solutions et la capacité de progresser. Alors, le rôle de l'État, au cœur du rôle du gouvernement et du rôle du serviteur de l'État, c'est la capacité continue d'apporter des changements qui contribuent à l'adaptation d'une société, qui donc permet une société de continuer de prospérer.
Alors, revenons au point que vous avez soulevé, est-ce de plus en plus important? La réponse devient évidente, la réponse est oui, parce que vous servez à une époque où le changement s'accélère, n'est-ce pas? Où, en même temps, les dimensions économique, sociale, environnementale, technologique et géopolitique des problèmes sont étroitement liées et interagissent de manière dynamique. Vous faites face à des problématiques complexes. Le système qui a été conçu est vraiment efficace pour prendre des décisions difficiles. Allons-nous investir davantage dans la protection du Nord plutôt que dans la réduction de la pauvreté des enfants? Il n'y a rien de facile en matière de choix, d'allocation, d'établissement des priorités, etc. Ce qui est difficile est difficile. Cela pourrait être déchirant, n'est-ce pas? Le système a été conçu pour gérer des entreprises complexes. Tout ce que nous faisons est compliqué. De très nombreuses parties doivent être réunies pour obtenir le résultat souhaité. Complexe est différent. Complexe n'est pas compliqué, n'est pas difficile, c'est complexe. Donc, tous ces facteurs se réunissent et interagissent dynamiquement d'une manière qui n'est pas entièrement prévisible, et donc la capacité de s'adapter au changement, de se repérer, d'apprendre à une vitesse très rapide est primordiale. Certains pays traverseront avec succès cette période de changement. Certains trébucheront, d'autres seront incapables de s'adapter, et le devoir d'un ou d'une dirigeante du secteur public est de veiller à ce que le Canada fasse partie des pays qui traverseront avec succès une période de changement qui s'accélère. Alors, le changement est-il au cœur de la mission? Bien sûr, il l'est. Bien sûr, il l'est.
Nathalie Laviades Jodouin : Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais je suis vraiment dépassée et épuisée.
Jocelyne Bourgon : D'accord.
Nathalie Laviades Jodouin : Déjà.
Jocelyne Bourgon : D'accord, qu'est-ce que j'ai fait de mal? Trop, trop vite?
Nathalie Laviades Jodouin : Non, parce que c'est la réalité et je pense que beaucoup d'entre nous, alors que nous sommes confronté·es à cette situation, se demandent : Est-ce que j'ai les outils nécessaires? Est-ce que j'ai l'état d'esprit nécessaire? Est-ce que je suis prêt·e? Est-ce que j'y crois? Est-ce que je peux m'en charger? Alors, je vous demande de me le dire, quels conseils me donneriez-vous pour continuer? Pour ne pas laisser cela devenir si intimidant que, vous savez, je retourne dans ma zone de confort? Comment, compte tenu de votre expérience de dirigeante, peut-être de future dirigeante, avez-vous des conseils pour suivre ce rythme? C'est ici.
Jocelyne Bourgon : C'est une question difficile, oui. D'accord, alors facilitons-nous les choses. Vous voyez, c'est ce que j'ai fait en tant que greffière. Je ne me lève pas tous les matins en disant : oh mon Dieu, j'ai le fardeau du monde sur mes épaules. Je me lève en me disant : ce que nous faisons est important, n'est-ce pas? Eh bien, c'est intéressant et c'est même enthousiasmant. Je ne me demande pas si je sers un but; je sers un but. Alors, pourquoi ne pas revenir à l'essentiel? Nous sommes des fonctionnaires, cela devrait vous faire sourire le matin. Et la question suivante est que j'ai accès à des leviers auxquels personne d'autre n'a accès. Je vois des choses que personne d'autre ne peut voir. Je sais des choses que personne d'autre dans tout mon ministère ne sait, parce que je suis ici et qu'il y a quelqu'un là-bas, personne ne peut voir ce que je vois. Et quand je vois quelque chose qui pourrait être amélioré, je le prends personnellement, je peux faire quelque chose. Et si je suis prête à faire quelque chose, peut-être qu'il y a quelques autres personnes autour qui seraient prêtes à me rejoindre. Maintenant, je suis au début d'un leadership actif, pas encore, mais rappelez-vous, le leadership est un sport collectif. Donc, jusqu'à ce qu'on prenne conscience de quelque chose qui pourrait être meilleur, d'un changement qui pourrait être introduit, grand ou petit, cela n'a pas d'importance, mais cela commence là où je suis au quotidien avec les ressources dont je dispose et rien d'autre.
Cela ne commence pas par : quelqu'un d'autre va s'en charger. Cela ne commence pas par : oh, si seulement j'avais plus de ressources, je pourrais être plus courageuse. Cela ne commence pas par mettre en doute le courage des autres; cela commence par le mien. Et dans mon travail en ce moment, à cet endroit, avec les compétences que j'ai, aussi petites soient-elles, avec les ressources dont je dispose et rien d'autre, que puis-je faire avec ma singularité et mes connaissances, mon savoir-faire, ma capacité et ma conscience de ce qui est suffisant pour me pousser à agir. C'est le passage d'être là à être actif. C'est un grand changement. Nous pouvons nous faciliter la tâche, mais ce faisant, nous le rendons réalisable et nous le faisons... ce que j'appelais le leadership distribué, ce n'est pas la tâche de quelqu'un, c'est une entreprise collective. C'est ce qui change les choses. Mais, pour être honnête, il y a des compétences que nous devons acquérir et d'autres que nous ne possédons pas suffisamment. Mais c'est toujours le cas, c'était le cas depuis le début, vous savez, chaque génération a dû examiner ceci : à la lumière des circonstances dans lesquelles je me trouve, de quelles nouvelles capacités ai-je besoin? Je n'en mentionnerai que quelques-unes, d'accord?
Nathalie Laviades Jodouin : Oui, s'il vous plaît.
Jocelyne Bourgon : Je pense qu'il faut comprendre beaucoup, beaucoup mieux de ce qu'on comprend actuellement de la nature des enjeux complexes. Vous savez, j'ai dit rapidement, nos institutions ont été bâties pour faire des choix difficiles. Elles ont été bâties pour gérer des programmes compliqués. Mais, ils n'ont pas nécessairement été bâties pour faire face à des enjeux complexes, et c'est ce à quoi la fonction publique fait face. Que ce soit des changements climatiques, la réduction de la pauvreté, combattre les inégalités, réduire la pauvreté chez les enfants, la place du Canada dans le monde, vous gérez des enjeux complexes. Et comprendre la complexité, c'est comprendre ça change comment on réfléchit, l'état d'esprit dont vous parliez, et il faut apporter une façon d'analyser les problèmes qui est basée sur comprendre les systèmes, comprendre les systèmes dynamiques, comprendre les systèmes ayant une capacité d'adaptation.
La pensée systémique, la pensée dynamique, la pensée axée sur la capacité d'adaptation, le renforcement des capacités collectives, ces éléments sont vraiment cruciaux pour traiter des problèmes complexes. Il y a donc, comme à tout moment, de nouvelles compétences que nous devons intégrer à notre portefeuille et à notre façon de penser. L'autre... ce n'est pas une capacité, c'est une culture que nous devons nourrir. Nous devons apprendre beaucoup, beaucoup, beaucoup plus vite. Nous apprenons, nous faisons quelque chose, puis nous examinons les résultats, puis nous surveillons, puis nous y réfléchissons et nous disons : eh bien, il y a peut-être des changements. C'est trop lent, trop petit, pas assez rapide. Donc, nous devons apprendre beaucoup, beaucoup, beaucoup plus vite. Et je n'arrête pas de me demander : par où commencer, n'est-ce pas? C'est facile à dire, mais par où commencer? Cela commence par la volonté de reconnaître les situations où les choses ne fonctionnent pas très bien. Et vous devez vous débarrasser de la mentalité de blâme, en cherchant ce qui n'a pas fonctionné et qui est à blâmer. Parce que c'est l'impasse qui arrête l'apprentissage et exclut tout apprentissage futur. Je veux dire, vous avez une culture soignée qui nourrit, valorise, je n'irais pas nécessairement jusqu'à célébrer, parce qu'alors vous effrayez les gens, mais vous avez besoin d'une culture qui reconnaît l'importance de la conscience des petits signaux. Vous savez, quand quelqu'un est proche de l'action, son instinct lui dit qu'il y a quelque chose qui cloche. Je ne pense pas que cela fonctionnera si bien, je ne pense pas que cela s'imposera dans cette communauté. J'ai déjà vu cela d'une manière ou d'une autre et cela ne tient pas debout, n'est-ce pas?
Le problème n'est pas d'écarter tout cela, mais de l'intégrer le plus rapidement possible. Il ne s'agit pas de tomber rapidement sans se faire mal, c'est trois milles après ce dont je parle, c'est-à-dire la détection précoce, les premiers signes, les premières inquiétudes concernant ceux qui se trouvent à proximité d'une initiative pour dire : j'ai une contribution à apporter ici, qui pourrait augmenter les chances de succès. C'est ce que nous recherchons, c'est ça apprendre vite, n'est-ce pas? Donc, je ne pense pas que nous ayons déjà une culture qui nous aide à intégrer rapidement l'émergence. Et j'utilise l'émergence dans le sens de complexité, dans le sens où quelque chose émerge, quelqu'un le détecte. Le leadership de proximité est essentiel. Les personnes les plus proches d'un problème de manière organique sont susceptibles de voir des choses que nous avons besoin de savoir à des niveaux très différents pour améliorer les décisions. Et puis, dès que vous avez les signes, vous vous concentrez dessus et vous corrigez le cap très rapidement. Ce sont donc deux choses auxquelles je suggère que nous prêtions attention. Tout d'abord, facilitez-vous la tâche. La fonction publique, l'administration publique, la gestion publique, être les meilleur·es dans ce que nous faisons et le leadership du secteur public. Faites preuve de bienveillance envers vous-même. Cela dit, nous pouvons apprendre à faire mieux.
Nathalie Laviades Jodouin : Oui.
Jocelyne Bourgon : La complexité est différente, votre temps est différent et l'apprentissage rapide est essentiel.
Nathalie Laviades Jodouin : Je me sens mieux.
Jocelyne Bourgon : D'accord.
Nathalie Laviades Jodouin : Merci. Donc, la complexité, la pensée systémique, apprendre plus rapidement, la détection précoce, j'aime vraiment ça.
Jocelyne Bourgon : Ce qui fait partie de l'apprentissage, oui.
Nathalie Laviades Jodouin : Où est-ce que vous situez le risque là-dedans ou notre relation avec ce concept de risque dans ce contexte-là?
Jocelyne Bourgon : On a un concept complètement tordu, complètement tordu. On constate qu'il y a des risques, qu'il y a des choses qui ne sont absolument pas risquées, totalement pas risquées. Alors, si on veut réfléchir aux risques, il faut redéfinir nos concepts entièrement. Il n'y a pas de risques à prendre une initiative lorsque la situation actuelle se détériore ou ne fonctionne pas. Le risque, c'est le maintien du statu quo. Il n'y a pas de risque à penser autrement quand les idées qui nous ont supportées précédemment sont, de façon évidente, déconnectées de la réalité. Il n'y a pas de risque. On utilise le mot risque à tout escient, et conséquemment on dévalorise la gestion continue de l'évolution et... Alors moi, je suggère qu'on se donne un lexique de qu'est-ce qu'un risque et qu'est-ce qui ne l'est pas. Et en politique publique, souvent les plus grands risques, c'est de nier la réalité, de se fermer les yeux devant les lacunes émergentes, de ne pas prendre action de façon active ou proactive, de ne pas apporter les corrections nécessaires alors qu'elles deviennent évidentes. Ça, ce sont les plus grands risques.
Écoutez, on peut faire une politique publique, ça peut nous prendre cinq ans avant de savoir qu'elle ne fonctionne pas et dès qu'on apprend qu'elle ne fonctionne pas trop, bien, c'est pas si compliqué. On ramasse tout ce qu'on sait puis on la modifie. Il n'y a pas... c'est pas une gestion de risque, c'est une gestion continue d'essayer d'avoir des politiques adaptées aux circonstances. Alors, je pense qu'on a besoin d'un lexique du risque. Est-ce que le risque est différent de la gestion de crise, qui est différent de la gestion d'événements improbables, les inondations, les feux de forêt, les événements catastrophiques comme les changements climatiques, alors on a mêlé tout ça dans la même chose et ça a pour effet de paralyser la capacité de gérer le changement. Alors, il y a une grande, grande gamme d'activités qui sont strictement au niveau de gérer le changement. On s'est pas donné non plus une méthode scientifique dans les cas où il y a vraiment des risques importants, qui est d'avoir un groupe de contrôle et un groupe de projets pilotes pour qu'on puisse comparer les deux puis ajuster nos paramètres ou nos politiques. Alors, il y a plein de choses qu'on peut faire si on accepte de démystifier la gestion du secteur public et ces risques inhérentes.
Nathalie Laviades Jodouin : Et si vous deviez nous laisser avec un mot ou des réflexions de la fin?
Jocelyne Bourgon : Profitez-en. C'est un travail tellement passionnant, un travail tellement unique. Je veux dire, pour changer le cours... il n'y a pas un seul programme, pas un seul, pas une seule loi, pas un seul crédit d'impôt, pas une seule action gouvernementale qui ne soit délibérément destiné à changer la société, à changer les comportements dans l'espoir d'améliorer les choses, pas un seul. Pourquoi taxons-nous? Parce que nous voulons réduire un comportement et en améliorer un autre. Pourquoi légiférons-nous? Nous voulons réduire les risques dans la société ou nous voulons encourager certaines façons de faire. Nous voulons faire avancer les choses, n'est-ce pas? Donc, tout ce que nous faisons vise à créer un avenir meilleur, à améliorer les conditions humaines. Il doit y avoir de la joie et de l'enthousiasme dans tout cela. Ne vous inquiétez pas des détails, de la routine, des contrôles, de la paperasse, gardez les yeux sur ce qui compte le plus et cela vous aide à remettre les détails à leur place. Ils ont leur place quelque part, mais ils ne devraient pas avoir plus d'espace qu'ils ne le méritent. Ils sont là pour vous aider. S'ils ne vous aident pas, réfléchissons-y de nouveau, vous savez? Profitez-en ferait partie de mes conseils, mais il y a une partie lourde dans cela. Profitez-en, mais gardez à l'esprit que notre travail consiste à faire en sorte que le Canada et la population canadienne fassent partie des pays et des peuples qui traverseront avec succès une période de changement sans précédent. Certains pays réussiront, d'autres non, et le chapitre canadien n'est pas encore écrit. Voilà donc le chapitre que vous écrivez. Vous écrivez un chapitre fantastique, mais il doit être... adapté à l'époque, il doit être adapté à l'époque.
Nathalie Laviades Jodouin : Excellent, merci. Merci beaucoup.
Jocelyne Bourgon : Avec grand plaisir.
Nathalie Laviades Jodouin : Donc, au nom de l'École de la fonction publique, j'aimerais vous remercier, Madame Bourgon, très chaleureusement d'avoir pris ce temps pour des réflexions enrichissantes, percutantes. Vous nous avez laissés avec beaucoup, beaucoup sur quoi à réfléchir.
Et je tiens également à remercier tout le monde, toutes les personnes qui ont assisté à la séance d'aujourd'hui. Nous espérons que vous avez, comme moi, trouvé cela pertinent, riche et précieux. Et s'il vous plaît, prenez le temps d'effectuer l'évaluation, faites-nous savoir ce que vous en avez pensé et vous recevrez un questionnaire dans les prochains jours pour le faire.
Il y a d'autres événements intéressants, parce que c'est ce qu'on aime faire, qui sont à l'horizon cet automne. Donc, n'oubliez pas de consulter le catalogue d'apprentissage sur les événements à venir et de consulter également le site web de l'école pour en savoir davantage. Entre autres, j'aimerais souligner que le 23 et 24 novembre prochain, nous aurons la Conférence de la communauté des politiques 2023 sur la transformation du paysage des politiques, l'essor de l'élaboration des politiques adaptatives. Donc, on voit une thématique ici qui revient et donc ça va porter sur la manière de réévaluer, d'ajuster en permanence les politiques gouvernementales en fonction justement des nouvelles variables afin d'améliorer la conception et la mise en œuvre de celles-ci.
Merci de nouveau d'avoir pris le temps d'être avec nous aujourd'hui. Merci, Madame Bourgon et je vous souhaite à toutes et à tous une excellente fin de journée.
Jocelyne Bourgon : Merci. Merci de m'avoir invitée.
Nathalie Laviades Jodouin : Merci.
Jocelyne Bourgon : Au revoir.
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